"La France est en passe de manquer le virage du numérique, et le retard qu’elle prend aujourd’hui risque de s’avérer rapidement irréversible."
"Après avoir été en avance sur le haut débit, fixe et mobile, notre pays marque le pas et peine à relever le défi du très haut débit, qui conditionnera pour les décennies à venir la croissance de ses entreprises et le bien-être de sa population."
Mais quel est donc le lanceur d'alertes qui exprime en des termes aussi virulents le fait que le véhicule "France" soit au bord de la sortie de route, n'ayant su aborder le virage du très haut débit avec la vitesse et la détermination qui lui permettraient d'éviter "un inéluctable déclin"? Un Sénateur, Hervé Maurey, dont le rapport d'information daté du 12 Juillet dernier exprime avec force et conviction le manque de cohérence de l'action gouvernementale depuis quelques années dans le domaine du numérique. Disparition du secrétaire d'Etat en charge de ce domaine, non suivi des orientations d'Octobre 2010 (notamment s'agissant de l'abondement du Fonds d'Aménagement Numérique des Territoires), manque d'ambition et de stratégie d'excellence nationale dans ces infrastructures de pointe.
C'est en ces mêmes termes que plusieurs représentants de l'industrie ont exposé leur point de vue à Bruxelles mercredi dernier. Le déploiement du très haut débit est en retard par-rapport aux objectifs posés dans "l'agenda numérique 2020" de la Commission. "L'Europe a besoin d'entreprises saines, désireuses et capables d'investir. Les acteurs qui ajoutent de la valeur devraient être encouragés par des mesures incitatives adaptées", peut-on lire dans le document remis à Neelie Kroes par le groupe de travail piloté par Vivendi, Deutsche Telekom et Alcatel-Lucent.
L'enjeu de ces débats est passionnant. L'Etat doit répondre au défi des milliards d'euros d'investissement à venir dans le très haut débit de manière stratégique, et s'assurer d'une régulation qui puisse satisfaire à la fois les entreprises, les collectivités locales et les utilisateurs. Et les acteurs privés doivent faire preuve d'innovation pour garder leur place dans la chaîne de valeur des technologies de l'information depuis qu'une nouvelle bataille fait rage entre les acteurs de l'Internet et les opérateurs de réseaux, les seconds reprochant aux premiers d'utiliser leurs infrastructures sans contribuer à leur construction ou à leur maintenance.
Or c'est au franchissement d'un autre virage que nous assistons; l'affrontement entre opérateurs et grands fournisseurs de services laisse place à l'émergence de nouvelles alliances stratégiques qui vont contribuer à changer certains modèles économiques et, espérons-le, accelérer l'investissement dans le très haut débit. Stéphane Richard le faisait remarquer au Forum des Telecoms et du Net organisé par les Echos: "j'ai évolué sur le sujet des relations avec les géants de l'internt; d'un affrontement frontal, nous passons aujourd'hui à un mode de partenariat prometteur". Le plus probable est que ces partenariats aboutiront à des offres de services premiums, à ces classes de première, business et éco qui sont notre quotidien dans l'industrie des transports. Rien de nouveau à cela depuis que Verizon et Google avait déjà émis des propositions claires à ce sujet, il y a un peu moins d'un an. Il semble aujourd'hui que ce type d'accord soit en passe de se propager en Europe, à condition que les règles de la neutralité de l'internet ne soient pas trop restrictives.
Libérer l'investissement privé, permettre à de nouveaux marchés de se créer sans pour autant priver l'utilisateur final de sa liberté d'internaute et de l'accès à tous les contenus: la réponse au cri d'alarme du Sénateur Maurey se trouve aussi dans ce délicat imbroglio réglementaire, car l'Etat à lui seul ne parviendra pas à mobiliser les capitaux nécessaires à la couverture de ses territoires. Il faut impérativement lier les 33 propositions du rapport d'information au cadre plus général, européen celui-là, d'une plus grande liberté donnée aux usages intelligents des réseaux et à leur monétisation, dans le strict respect de la concurrence et des utilisateurs.
"La fibre optique et la 4G, soit les deux technologies qui devraient porter demain la majorité des données numériques, en accès fixe et mobile, n’en sont qu’à leurs balbutiements", écrit encore fort justement le Sénateur Maurey. Pour que la France porte haut l'excellence industrielle historique dans le domaine des télécommunications, et double ses concurrents dans la ligne droite qui succédera au virage difficile d'aujourd'hui, il faut un Etat chef d'orchestre de long-terme, et une industrie forte qui trouve un équilibre entre nouveaux services à valeur ajoutée et objectifs d'aménagement du territoire.